Yann
ne ressentait pas le besoin de se pencher pour regarder le bas des falaises d'Etretat,
il avait grandi ici et était venu maintes et maintes fois. Il entendait
distinctement le bruit des vagues. Dans son enfance, elles étaient synonyme de
puissance et de joie, aujourd'hui elles étaient une promesse de libération. Il
n'avait plus qu'un pas à faire et il serait enfin libéré, libéré de sa folie.
Il entendit quelqu'un s’approcher du bord
de la falaise. Il ne daigna même pas relever la tête pour regarder qui cela
pouvait bien être. Il sentit qu’on s’asseyait près de lui. La tête baissée, il
ne voyait que ses pieds ballotter dans le vide. Il avait des souliers qui devaient
coûter fort cher... Un riche gars des villes... Peu importait, dans quelques secondes
plus rien n'aurait d'importance...
— Eh bien, mon ami, drôle d'endroit où
se retrouver en cette fin de journée, commença l'homme assis à côté de lui.
Sa voix était jeune et il parlait comme
s'il se trouvait à un dîner mondain.
— À votre place, je ne ferais pas ça.
— Je ne vous ai rien demandé, laissez-moi
tranquille ! répliqua Yann avec une pointe d'agacement.
— Je crois, mon cher Yann, que cela ne
va pas être possible. Et je crois que vous n'allez pas sauter. Cela ne
servirait à rien, qui plus est.
À la mention de son nom, Yann releva la
tête pour regarder l'homme assis à ses côtés. Il devait avoir son âge, un peu
plus de vingt ans, de type méditerranéen, les cheveux longs, noirs comme la
nuit. Son costume trois-pièces tranchait avec l’uniforme plein de boue de Yann.
Un peu en retrait, se tenait une jeune femme d'une rare beauté à la chevelure
rousse magnifique.
— Vous êtes envoyés par l’armée ?
demanda Yann, même si la réponse lui importait peu.
La question arracha un rire à la jeune
femme qui s'excusa aussitôt.
— Pas vraiment, non... Je me présente :
Milo Rossi. Et ma jeune amie, là derrière, qui ne se moque pas de toi, mais de
moi en m'imaginant à l’armée, s’appelle Emilia. On est venu te voir pour
t'aider, toi et ta famille.
— Tu lui veux quoi à ma famille ?
Yann était tout d'un coup très en colère que cet individu lui parle de sa
famille.
Pour seule réponse, Milo le fixa sans
broncher, et allez savoir pourquoi, sa colère retomba comme elle était venue.
— Bien, reprit Milo, je sais très bien
que ce que tu as vécu au Chemin des Dames est au-dessus de tout ce que l'on
peut imaginer... mais tu ne peux pas faire ce que tu as prévu de faire ce soir.
Ce 17 mai 1917 restera à
jamais gravé dans ta mémoire, mais tu n'as tout simplement pas le droit de
sauter. Le Général Nivelle a fait une erreur en s’obstinant…
— Vous n'y étiez pas ! Et vu votre
costume, vous n'avez jamais dû faire la guerre.
À cette phrase, le regard de Milo devint
si intense que Yann ravala le reste de sa tirade. Il aurait juré voir, l'espace
d'une seconde, une flamme danser au fond de ses yeux noirs.
— Ne te fie jamais aux apparences... J'ai
perdu bien plus que n'importe quel homme sur cette terre et je n'ai jamais
abandonné ! Lors de ton quatrième assaut, en ce jour du 17 mai, quand tu es
arrivé dans la tranchée ennemie, tu savais que tu allais mourir, tu savais que
tu ne verrais jamais ton enfant à naître, mais tu n’as pas abandonné. Tu t’es
battu et tu as réussi à survivre ; ce n'est pas pour mourir aujourd'hui !
Yann ne savait pas quoi dire. Comment pouvait-il
savoir tout cela ?
— Ce n’est pas cela... C’est ce que je
suis... Je suis un monstre...
— Un monstre ?! fit Milo faussement
choqué. J’en ai suffisamment côtoyé pour te dire que tu n’en es pas un. Les baïonnettes
ne t'ont pas transpercé ? Les balles non plus ? La belle affaire ! Non Yann, tu
n’es pas un monstre, ce que tu es t’a sauvé la vie.
— Je ne peux plus retourner chez moi, je
serai considéré comme un déserteur... Personne ne croira que j’ai perdu la
mémoire et que je me suis réveillé à 10km du champ de bataille.
— Personne n'a à croire que tu es un
déserteur. Suis-moi et j’arrangerai ça. Tu seras mort au champ d’honneur ! Ton
enfant sera, le fils ou la fille d'un patriote plutôt que d'un déserteur.
— Vous pouvez faire ça ? demanda
Yann incrédule.
— Il peut faire beaucoup plus pour toi,
dit Emilia. Crois-moi.
Allez savoir pourquoi, c'est elle qui le
décida. Elle ne l'attirait pas, mais sa voix, son attitude, son regard… Tout
lui inspirait douceur et confiance. Il fit trois pas en arrière.
— Je peux savoir comment vous m'avez trouvé
?
— Ça, mon ami, commença Milo en se
relevant, la vraie question c’est comment toi tu m'as trouvé.
Les
falaises d’Etretat n’avaient pas changé. Deux guerres mondiales étaient passées,
mais elles n’avaient pas bougé d’un poil. Yann regardait la jeune femme à ses
côtés, le regard empli de fierté.
— Vous dites que vous êtes envoyé par
mon oncle d’Amérique ? Yoann ? C’est bien ça ?
— Tout à fait, mademoiselle Gwenn, c’est
lui qui m’envoie. Enfin, pour être exact, ce n’est pas vraiment votre oncle, mais
une personne à qui votre père a sauvé la vie dans les tranchées. Il lui a
promis de toujours veiller sur vous et sur votre défunte mère.
— Je n’ai jamais connu mon père, dit-elle
les yeux dans le vague. Ma mère me disait toujours qu’il adorait ces falaises…
Je suppose que c’est à cet oncle que je dois tous mes coups de chance pendant
mes années dans la résistance ?
— En partie, mais pas seulement. Je suis
ici, car votre oncle a acquis des terres dans la région, mais ne pourra
malheureusement pas les gérer. Il souhaiterait, si vous l’acceptez, que vous
les gériez pour lui.
— Cela fait cinq ans que la guerre est
terminée et je ne sais toujours pas quoi faire. J’ai trente-trois ans, pas de
mari, ma seule expérience est celle que j’ai acquise dans la résistance. Je
dirais que comme d’habitude, une étoile veille sur moi…
Milo attendait avec Emilia un peu plus
loin sur la falaise. Ils n’entendaient pas ce que Yann disait à sa fille, mais
il était heureux de voir son ami avec elle. Même si, toutes ces années, ils
avaient veillé sur la petite famille, c’était la première fois qu’ils se
retrouvaient seuls.
— Tu fais parfois les bons choix, Marco
Verrechia, tu sais ?, dit Emilia amusée.
— Arrête de m’appeler comme ça, je sais
que tu détestes Milo… J’ai fait ce qu’il fallait pour que Yann nous suive. Même
si Oreste n’a pas été ravi, au moins Ottavio était de notre côté. De toute
façon, on ne pouvait pas laisser sa fille seule. Surtout après le décès de sa
mère…
— Tu ne peux pas t’en vouloir pour cela,
elle était malade, et grâce à ta famille, elle a eu les meilleurs soins
possibles.
— Certes… Ah, Yann revient…
Yann avait un grand sourire quand il
rejoignit ses amis.
— C’est une belle plante, ma fille,
hein ?
— Ouais et elle est aussi têtue que son
père, dit Emilia avec un petit clin d’œil.
— Merci Milo… Pour tout ce que tu as
fait pour ma famille…
— Tu n’as pas à me remercier. Ah, au
fait, voilà vos nouveaux papiers.
Milo leur tendit une enveloppe.
— Sérieusement, Milo ? Yoann Leguenec !
T’as pas pu faire plus cliché… ? C’est quoi ton nouveau nom
d’ailleurs ?
— Sergio ! répondit l’intéressé
avec un grand sourire. Pour toi, Emilia, on s’est pas trop pris la tête, hein,
dit-il avec un sourire.
— En effet… Elle ne put se retenir
d’afficher un air blasé et de rajouter devant le regard interrogateur de
Yoann : Emilie…
Yoann
rejoignit son corpus, il savait que c’était la dernière fois qu’il venait ici,
dans ses conditions, pour sa famille. Cela lui faisait un peu bizarre de les
voir alignés tous les trois au bord de la falaise, tous vêtus de noir. Il les
rejoint et Sergio lui laissa sa place au centre du petit groupe.
— Tu es sûr de vouloir faire ça ?
demanda Emilie.
— C’est ce qu’elle voulait… Un moyen de
se rapprocher de son père…
Cela faisait deux semaines qu’ils étaient
tous à Fécamp, Gwenn était mourante et Yoann avait tenu à l’accompagner lors de
ses derniers instants. Yoann se rapprocha du bord de l’à-pic, ouvrit l’urne et
libéra les cendres de sa fille.
— C’était une belle personne, Yann, dit
Emilie qui était venue se blottir sous son bras quand il avait rejoint le
groupe. Elle a eu une belle vie !
— Oui, c’était le portrait craché de sa
mère… Tu aurais dû me dire qu’elle savait qui j’étais vraiment, que tu lui
avais dit !
Cette phrase semblait s’adresser à tout
le monde, et à personne…
— Rectification, mon ami, elle l’a
deviné toute seule, répondit Sergio. Les trois ou quatre fois où on lui a sauvé
la mise pendant la Seconde Guerre mondiale, on n’a pas été assez discret, on va
dire… La fois où on l’a récupérée mal en point, il semblerait qu’elle n’était
pas si inconsciente que ça. Sa mère lui avait décrit tous tes petits tics physiques
qui la faisaient craquer. Elle nous a observés et t’a reconnu. Elle m’est tombée
dessus une semaine après environ et m’a questionné pendant des heures. Je lui
ai plus ou moins dit la vérité et elle m’a fait jurer de ne rien te dire...
— Tu lui as dit quoi, au juste ?
— Que tu n’étais pas mort en 1917, mais
recruté par un groupe qui essayait de sauvegarder l’humanité, pour faire court
et dans les très grandes lignes. Elle a vraiment compris ce que tu étais devenu
quand tu l’as vue officiellement la première fois en 1950. Tu avais plus de cinquante
ans et pourtant tu en paraissais à peine trente. Là encore, je lui ai parlé, mais
elle a refusé que je te mette au courant… Elle avait la tête dure, ta
fille !
— Je veux bien te croire…
Ils restèrent tous silencieux encore
quelques minutes et le petit groupe laissa Sergio et Yoann seuls.
— Alors, mon ami, comment te sens-tu ?
— Triste mais heureux, finit par
répondre Yoann en laissant filer une larme. Comme le disait Emilie, c’était une
belle personne et elle a eu une vie formidable pendant plus de quatre-vingt
ans, grâce à toi…
— Ne me remercie pas, c’était le minimum
que je puisse faire après lui avoir enlevé son père.
— Tu ne lui as pas enlevé son père… Il
est mort dans les tranchées en 1917… Je veux dire, après ce qui s’est passé
là-bas, je n’étais plus la même personne.
— ‘Ecoute,
je sais que ce n’est pas vraiment le moment, mais cela fait maintenant plus de
quarante ans que tu ne prends plus une ride, tu es prêt Yo.
— Je sais… Mais à chaque fois que je
fusionne avec mon mythe, j’ai le goût de la chair des Allemands que j’ai tué
dans les tranchées pour survivre et…
— Comme tu le sais, ton mythe s’est
révélé pour sauver sa vie et la tienne. Les Minotaures sentent instinctivement
la peur chez les humains, alors imagine-toi ce qu’il a ressenti en s’éveillant
dans les tranchés en plein assaut. Je ne te l’ai jamais dit, mais je ne sais
pas par quel miracle il a réussi à m’atteindre. J’étais tranquille dans un
train pour Naples quand, d’un coup, je me suis retrouvé dans les tranchées
devant un Minotaure prit de panique qui hurlait mon nom. J’ai utilisé toute mon
énergie pour le calmer et le sortir de cet enfer. Il ne comprenait pas pourquoi
les hommes s’infligeaient toute cette peur et toute cette souffrance… Je l’ai
mené en dehors du champ de bataille et suis resté à ses côtés le plus possible.
Dès que je me suis réveillé, Emilie et moi avons sauté du train à la première
gare et on est venu te chercher. Ni toi ni ton mythe n’y étaient pour quelque
chose dans ce qui s’est passé, il faut que tu arrives à faire la paix avec ton
passé pour regarder vers l’avenir …
— Nous verrons, mon ami… Nous verrons…
Marc
observait Sergio et Yoann en train de discuter. En fait, il savait depuis le
début quelle allait être sa décision, et la rencontre avec Dimitri et ses
promesses de richesse et de pouvoir n’allaient rien changer. Il avait trouvé sa
Memora et il n’était pas prêt de la lâcher.