mardi 10 janvier 2017

Yann



         Yann ne ressentait pas le besoin de se pencher pour regarder le bas des falaises d'Etretat, il avait grandi ici et était venu maintes et maintes fois. Il entendait distinctement le bruit des vagues. Dans son enfance, elles étaient synonyme de puissance et de joie, aujourd'hui elles étaient une promesse de libération. Il n'avait plus qu'un pas à faire et il serait enfin libéré, libéré de sa folie.
Il entendit quelqu'un s’approcher du bord de la falaise. Il ne daigna même pas relever la tête pour regarder qui cela pouvait bien être. Il sentit qu’on s’asseyait près de lui. La tête baissée, il ne voyait que ses pieds ballotter dans le vide. Il avait des souliers qui devaient coûter fort cher... Un riche gars des villes... Peu importait, dans quelques secondes plus rien n'aurait d'importance...
— Eh bien, mon ami, drôle d'endroit où se retrouver en cette fin de journée, commença l'homme assis à côté de lui.
Sa voix était jeune et il parlait comme s'il se trouvait à un dîner mondain.
— À votre place, je ne ferais pas ça.
— Je ne vous ai rien demandé, laissez-moi tranquille ! répliqua Yann avec une pointe d'agacement.
— Je crois, mon cher Yann, que cela ne va pas être possible. Et je crois que vous n'allez pas sauter. Cela ne servirait à rien, qui plus est.
À la mention de son nom, Yann releva la tête pour regarder l'homme assis à ses côtés. Il devait avoir son âge, un peu plus de vingt ans, de type méditerranéen, les cheveux longs, noirs comme la nuit. Son costume trois-pièces tranchait avec l’uniforme plein de boue de Yann. Un peu en retrait, se tenait une jeune femme d'une rare beauté à la chevelure rousse magnifique.
— Vous êtes envoyés par l’armée ? demanda Yann, même si la réponse lui importait peu.
La question arracha un rire à la jeune femme qui s'excusa aussitôt.
— Pas vraiment, non... Je me présente : Milo Rossi. Et ma jeune amie, là derrière, qui ne se moque pas de toi, mais de moi en m'imaginant à l’armée, s’appelle Emilia. On est venu te voir pour t'aider, toi et ta famille.
— Tu lui veux quoi à ma famille ? Yann était tout d'un coup très en colère que cet individu lui parle de sa famille.
Pour seule réponse, Milo le fixa sans broncher, et allez savoir pourquoi, sa colère retomba comme elle était venue.
— Bien, reprit Milo, je sais très bien que ce que tu as vécu au Chemin des Dames est au-dessus de tout ce que l'on peut imaginer... mais tu ne peux pas faire ce que tu as prévu de faire ce soir. Ce 17 mai 1917 restera à jamais gravé dans ta mémoire, mais tu n'as tout simplement pas le droit de sauter. Le Général Nivelle a fait une erreur en s’obstinant…
— Vous n'y étiez pas ! Et vu votre costume, vous n'avez jamais dû faire la guerre.
À cette phrase, le regard de Milo devint si intense que Yann ravala le reste de sa tirade. Il aurait juré voir, l'espace d'une seconde, une flamme danser au fond de ses yeux noirs.
— Ne te fie jamais aux apparences... J'ai perdu bien plus que n'importe quel homme sur cette terre et je n'ai jamais abandonné ! Lors de ton quatrième assaut, en ce jour du 17 mai, quand tu es arrivé dans la tranchée ennemie, tu savais que tu allais mourir, tu savais que tu ne verrais jamais ton enfant à naître, mais tu n’as pas abandonné. Tu t’es battu et tu as réussi à survivre ; ce n'est pas pour mourir aujourd'hui !
Yann ne savait pas quoi dire. Comment pouvait-il savoir tout cela ?
— Ce n’est pas cela... C’est ce que je suis... Je suis un monstre...
— Un monstre ?! fit Milo faussement choqué. J’en ai suffisamment côtoyé pour te dire que tu n’en es pas un. Les baïonnettes ne t'ont pas transpercé ? Les balles non plus ? La belle affaire ! Non Yann, tu n’es pas un monstre, ce que tu es t’a sauvé la vie.
— Je ne peux plus retourner chez moi, je serai considéré comme un déserteur... Personne ne croira que j’ai perdu la mémoire et que je me suis réveillé à 10km du champ de bataille.
— Personne n'a à croire que tu es un déserteur. Suis-moi et j’arrangerai ça. Tu seras mort au champ d’honneur ! Ton enfant sera, le fils ou la fille d'un patriote plutôt que d'un déserteur.
— Vous pouvez faire ça ? demanda Yann incrédule.
— Il peut faire beaucoup plus pour toi, dit Emilia. Crois-moi.
Allez savoir pourquoi, c'est elle qui le décida. Elle ne l'attirait pas, mais sa voix, son attitude, son regard… Tout lui inspirait douceur et confiance. Il fit trois pas en arrière.
— Je peux savoir comment vous m'avez trouvé ?
— Ça, mon ami, commença Milo en se relevant, la vraie question c’est comment toi tu m'as trouvé.


         Les falaises d’Etretat n’avaient pas changé. Deux guerres mondiales étaient passées, mais elles n’avaient pas bougé d’un poil. Yann regardait la jeune femme à ses côtés, le regard empli de fierté.
— Vous dites que vous êtes envoyé par mon oncle d’Amérique ? Yoann ? C’est bien ça ?
— Tout à fait, mademoiselle Gwenn, c’est lui qui m’envoie. Enfin, pour être exact, ce n’est pas vraiment votre oncle, mais une personne à qui votre père a sauvé la vie dans les tranchées. Il lui a promis de toujours veiller sur vous et sur votre défunte mère.
— Je n’ai jamais connu mon père, dit-elle les yeux dans le vague. Ma mère me disait toujours qu’il adorait ces falaises… Je suppose que c’est à cet oncle que je dois tous mes coups de chance pendant mes années dans la résistance ?
— En partie, mais pas seulement. Je suis ici, car votre oncle a acquis des terres dans la région, mais ne pourra malheureusement pas les gérer. Il souhaiterait, si vous l’acceptez, que vous les gériez pour lui.
— Cela fait cinq ans que la guerre est terminée et je ne sais toujours pas quoi faire. J’ai trente-trois ans, pas de mari, ma seule expérience est celle que j’ai acquise dans la résistance. Je dirais que comme d’habitude, une étoile veille sur moi…

Milo attendait avec Emilia un peu plus loin sur la falaise. Ils n’entendaient pas ce que Yann disait à sa fille, mais il était heureux de voir son ami avec elle. Même si, toutes ces années, ils avaient veillé sur la petite famille, c’était la première fois qu’ils se retrouvaient seuls.
— Tu fais parfois les bons choix, Marco Verrechia, tu sais ?, dit Emilia amusée.
— Arrête de m’appeler comme ça, je sais que tu détestes Milo… J’ai fait ce qu’il fallait pour que Yann nous suive. Même si Oreste n’a pas été ravi, au moins Ottavio était de notre côté. De toute façon, on ne pouvait pas laisser sa fille seule. Surtout après le décès de sa mère…
— Tu ne peux pas t’en vouloir pour cela, elle était malade, et grâce à ta famille, elle a eu les meilleurs soins possibles.
— Certes… Ah, Yann revient…
Yann avait un grand sourire quand il rejoignit ses amis.
— C’est une belle plante, ma fille, hein ?
— Ouais et elle est aussi têtue que son père, dit Emilia avec un petit clin d’œil.
— Merci Milo… Pour tout ce que tu as fait pour ma famille…
— Tu n’as pas à me remercier. Ah, au fait, voilà vos nouveaux papiers.
Milo leur tendit une enveloppe.
— Sérieusement, Milo ? Yoann Leguenec ! T’as pas pu faire plus cliché… ? C’est quoi ton nouveau nom d’ailleurs ?
— Sergio ! répondit l’intéressé avec un grand sourire. Pour toi, Emilia, on s’est pas trop pris la tête, hein, dit-il avec un sourire.
— En effet… Elle ne put se retenir d’afficher un air blasé et de rajouter devant le regard interrogateur de Yoann : Emilie…

         Yoann rejoignit son corpus, il savait que c’était la dernière fois qu’il venait ici, dans ses conditions, pour sa famille. Cela lui faisait un peu bizarre de les voir alignés tous les trois au bord de la falaise, tous vêtus de noir. Il les rejoint et Sergio lui laissa sa place au centre du petit groupe.
— Tu es sûr de vouloir faire ça ? demanda Emilie.
— C’est ce qu’elle voulait… Un moyen de se rapprocher de son père…
Cela faisait deux semaines qu’ils étaient tous à Fécamp, Gwenn était mourante et Yoann avait tenu à l’accompagner lors de ses derniers instants. Yoann se rapprocha du bord de l’à-pic, ouvrit l’urne et libéra les cendres de sa fille.
— C’était une belle personne, Yann, dit Emilie qui était venue se blottir sous son bras quand il avait rejoint le groupe. Elle a eu une belle vie !
— Oui, c’était le portrait craché de sa mère… Tu aurais dû me dire qu’elle savait qui j’étais vraiment, que tu lui avais dit !
Cette phrase semblait s’adresser à tout le monde, et à personne…
— Rectification, mon ami, elle l’a deviné toute seule, répondit Sergio. Les trois ou quatre fois où on lui a sauvé la mise pendant la Seconde Guerre mondiale, on n’a pas été assez discret, on va dire… La fois où on l’a récupérée mal en point, il semblerait qu’elle n’était pas si inconsciente que ça. Sa mère lui avait décrit tous tes petits tics physiques qui la faisaient craquer. Elle nous a observés et t’a reconnu. Elle m’est tombée dessus une semaine après environ et m’a questionné pendant des heures. Je lui ai plus ou moins dit la vérité et elle m’a fait jurer de ne rien te dire...
— Tu lui as dit quoi, au juste ?
— Que tu n’étais pas mort en 1917, mais recruté par un groupe qui essayait de sauvegarder l’humanité, pour faire court et dans les très grandes lignes. Elle a vraiment compris ce que tu étais devenu quand tu l’as vue officiellement la première fois en 1950. Tu avais plus de cinquante ans et pourtant tu en paraissais à peine trente. Là encore, je lui ai parlé, mais elle a refusé que je te mette au courant… Elle avait la tête dure, ta fille !
— Je veux bien te croire…
Ils restèrent tous silencieux encore quelques minutes et le petit groupe laissa Sergio et Yoann seuls.
— Alors, mon ami, comment te sens-tu ?
— Triste mais heureux, finit par répondre Yoann en laissant filer une larme. Comme le disait Emilie, c’était une belle personne et elle a eu une vie formidable pendant plus de quatre-vingt ans, grâce à toi…
— Ne me remercie pas, c’était le minimum que je puisse faire après lui avoir enlevé son père.
— Tu ne lui as pas enlevé son père… Il est mort dans les tranchées en 1917… Je veux dire, après ce qui s’est passé là-bas, je n’étais plus la même personne.
Ecoute, je sais que ce n’est pas vraiment le moment, mais cela fait maintenant plus de quarante ans que tu ne prends plus une ride, tu es prêt Yo.
— Je sais… Mais à chaque fois que je fusionne avec mon mythe, j’ai le goût de la chair des Allemands que j’ai tué dans les tranchées pour survivre et…
— Comme tu le sais, ton mythe s’est révélé pour sauver sa vie et la tienne. Les Minotaures sentent instinctivement la peur chez les humains, alors imagine-toi ce qu’il a ressenti en s’éveillant dans les tranchés en plein assaut. Je ne te l’ai jamais dit, mais je ne sais pas par quel miracle il a réussi à m’atteindre. J’étais tranquille dans un train pour Naples quand, d’un coup, je me suis retrouvé dans les tranchées devant un Minotaure prit de panique qui hurlait mon nom. J’ai utilisé toute mon énergie pour le calmer et le sortir de cet enfer. Il ne comprenait pas pourquoi les hommes s’infligeaient toute cette peur et toute cette souffrance… Je l’ai mené en dehors du champ de bataille et suis resté à ses côtés le plus possible. Dès que je me suis réveillé, Emilie et moi avons sauté du train à la première gare et on est venu te chercher. Ni toi ni ton mythe n’y étaient pour quelque chose dans ce qui s’est passé, il faut que tu arrives à faire la paix avec ton passé pour regarder vers l’avenir …
— Nous verrons, mon ami… Nous verrons…

         Marc observait Sergio et Yoann en train de discuter. En fait, il savait depuis le début quelle allait être sa décision, et la rencontre avec Dimitri et ses promesses de richesse et de pouvoir n’allaient rien changer. Il avait trouvé sa Memora et il n’était pas prêt de la lâcher.

dimanche 23 octobre 2016

Hominem



Voici une traduction du préambule du Codex Hominem que tu m’as envoyé. Certaines parties étaient illisibles et quelques tournures de phrase assez obscures.
Ce texte semble coller en grande partie aux copies que j’ai pu avoir sous la main au cours des ans. Rien de neuf, en clair… Ce n’est pas l’original, mais il date de la même époque, j’en déduis qu’il fait partie des textes envoyés aux grandes familles signataires de l’époque.
Il est signé O.V avec le sceau de la Salamandre…
Bonne lecture
A.A  

Aux grandes familles,

Suite à la Grande Guerre qui nous a opposés, et à la réponse violente et rapide des Enfants d’Entropie, il est temps pour nous de fixer, une fois pour toutes, les grandes lignes de ce que nous voulons faire du pouvoir que notre mère, la Terre, nous a donné.
[…]
Nous nous déclarons Hominem, ce qui veut dire que nous croyons en la potentialité de l’Homme. Nous sommes d’accord avec ceux qui se nomment Naturae pour dire que cette espèce n’a en fait rien de fondamentalement différent de celles qui habitent ce monde. La conscience de soi n’est pas exclusive à cette dernière. C’est son envie d’évolution, sa capacité d’adaptation qui la met à part sur cette planète. Nous sommes tous conscients que cette envie d’évolution lui a été transmise par l’Entropie, qui a vu en elle son pion le plus puissant. Mais même sans l’Entropie, son indéniable capacité à se projeter dans l’avenir et son instinct de survie surdéveloppé aurait poussé l’Homme à la réalisation de grandes choses […]
Cependant, ne nous leurrons pas, la cause profonde de ce besoin d’évoluer a toujours été, pour lui, les sentiments d’envie, de jalousie, de frustration, voir même de peur. Sentiments qui se sont d’autant plus exacerbés quand il est tombé sous la protection de l’Entropie. Alors, pourquoi ne pas faire comme les Naturae et voir en l’homme seulement une espèce de passage, qui voue son existence à sa propre destruction. Comme je l’ai dit, l’homme a du potentiel. Il suffit de regarder ce dont certains sont capables : Montesquieu, Voltaire ou Bach… L’Homme peut réaliser de grandes choses. Il y a toujours eu des visionnaires, Aristote, Socrate, De Vinci… Il y en a de nos jours, et il y en aura toujours, car l’Homme a ceci de fascinant que s’il est capable du pire, il est aussi capable du meilleur avec une égale mesure. C’est pour préserver et pour protéger l’humanité d’elle-même que nous utiliserons nos connaissances, nos ressources et nos Corpus.
[…]
En ce jour, en tant qu’Hominem, nous choisissons d’aider l’Humanité à grandir : nous protégerons ces visionnaires, ces personnes inestimables qui semblent peu ou pas affectées par l’Entropie, tout en respectant les accords qui ont mis fin au conflit avec les Enfants d’Entropie.
Toutes les familles signataires de ce texte s’engagent, elles et leurs futures descendances, à respecter les règles du codex Homimem. 
Les autres courants de pensée qui ont émergé, à savoir les Naturae et les Potentis ne sont pas nos ennemis, gardez en tête que nous travaillons tous pour celle qui nous a créé. Nous poursuivons tous, sur le très long terme, le même objectif.

En ce jour du 15 février 1763,…[…]

Je n’ai pas traduit le reste du texte puisqu’il est identique à tout ceux que tu m’as fait parvenir, avec le nom des Familles signataires, le nom des Anciens qui les dirigent etc…